CHAPITRE 11
Fin de la matinée au Weyr de Benden,
Début de la matinée à l’Atelier des Harpistes,
Midi à la Ferme de Fidello, 5.7.15
Jaxom et Ruth passèrent la nuit dans un weyr inoccupé. Comme Ruth était mal à l’aise dans le lit d’un dragon normal, Jaxom s’enroula dans ses fourrures et se blottit contre sa monture. Il souhaitait rester le plus longtemps possible dans ces douces et chaudes ténèbres enveloppantes.
— Je sais que vous devez être perclus de fatigue, Jaxom, mais il faut vous lever !
La voix de Menolly pénétra l’obscurité confortable.
— Vous allez attraper un torticolis à dormir comme ça.
Menolly était à l’envers, pensa Jaxom en ouvrant les yeux. Beauté, précairement perchée sur l’épaule de la jeune fille, les pattes antérieures sur la poitrine de sa maîtresse, le regardait anxieusement. Il sentit Ruth remuer.
— Jaxom, réveillez-vous ! Je vous ai apporté autant de klah que vous pouvez en boire, dit Mirrim, entrant dans son champ visuel. Mais F’lar a hâte de partir, et Mnementh veut d’abord parler à Ruth.
À l’insu de Mirrim, Menolly fit un clin d’œil à Jaxom. Celui-ci bougonna : il ne comprendrait jamais qui connaissait les secrets et qui les ignorait. Il bougonna une seconde fois : il avait effectivement un torticolis.
Ruth entrouvrit à peine sa paupière intérieure et considéra son maître avec mécontentement. Je suis fatigué. J’ai besoin de dormir.
— Pas pour le moment. Mnementh a besoin de te parler.
Pourquoi ne m’a-t-il pas parlé hier soir ?
— Parce qu’il aurait tout oublié aujourd’hui.
Ruth leva la tête et tourna sur Jaxom un œil grand ouvert. Mnementh n’aurait pas oublié. C’est le plus grand dragon de Pern.
— Tu l’aimes, il t’a laissé t’empiffrer sur son Aire de Pâture, il veut te parler. Alors, es-tu réveillé ?
Si je peux vous parler, c’est que je ne rêve pas. Je suis réveillé.
— Tu es bien grincheux aujourd’hui, dit Jaxom, se levant pesamment de son lit improvisé.
Empêtré dans ses fourrures, il heurta maladroitement la table où l’attendaient Menolly et Mirrim. L’odeur du klah lui mit l’eau à la bouche et il remercia les deux jeunes filles.
— Quelle heure est-il ?
— Environ dix heures, heure de Benden, dit-elle, soulignant légèrement les deux derniers mots, le visage impassible, les yeux rieurs.
Jaxom poussa un grognement. Ruth s’étira, afin de se mettre en forme pour la journée, avec force craquements, gémissements et grondements.
— Où vous êtes-vous fait brûler par les Fils ? demanda Mirrim.
— En apprenant à Ruth à mâcher la pierre de feu, au Weyr de Fort.
— Lessa le sait ? demanda Mirrim.
— Oui, dit Jaxom, laconique.
Mais Mirrim ne rendait pas si facilement les armes.
— Alors, je n’ai pas haute opinion du Maître des Aspirants de N’ton pour vous avoir laissé brûler ainsi, dit-elle.
— Ce n’est pas sa faute, marmonna Jaxom, la bouche pleine.
Il regrettait que Menolly ait amené Mirrim.
— Vous ne comptez quand même pas combattre avec Ruth !
Jaxom s’étrangla.
— Si, j’y compte bien, Mirrim.
— Taisez-vous donc, dit Menolly, et laissez-le manger, cet homme !
— Cet homme ? dit Mirrim sur le ton de la dérision.
— Si Path ne fait pas bientôt son vol nuptial, vous allez vous brouiller avec tout le monde, Mirrim ! dit Menolly, exaspérée.
Jaxom regarda Mirrim, qui avait rougi jusqu’aux oreilles.
— Ho ho, Path est prête à prendre son vol ! Cela vous remettra peut-être les idées en place.
Devant son embarras, il ne put résister à la tentation de la taquiner un peu.
— Path a-t-elle manifesté une préférence ? Ha ! Regardez comme elle rougit ! Vous avez perdu votre langue ! Et vous allez bientôt perdre autre chose. Ce sera le vol le plus passionné que nous ayons eu à Benden depuis la première fois que Mnementh a couvert Ramoth !
Mirrim explosa, les poings serrés, les yeux rétrécis.
— Au moins, ma Path aura des prétendants ! C’est plus que vous ne pourrez jamais en dire de votre nabot blanc !
— Mirrim !
Le ton tranchant de Menolly la fit taire, mais le mal était fait, et sa méchante remarque fit froid à Jaxom.
— Vous allez trop loin, Mirrim, disait Menolly. Vous feriez mieux de partir.
— Je crois bien que je vais partir ! Et je me moque que vous ayez tout à redescendre à pied, Menolly. Oui, je m’en moque.
Mirrim sortit en courant.
— Par la Coquille, ce sera un soulagement quand sa verte prendra son vol pour s’accoupler. À voir son humeur, ce pourrait bien être aujourd’hui, dit Menolly, riant presque du comportement de son amie.
Jaxom, la gorge sèche, déglutit avec effort. Il faisait tout pour dominer la violence de ses émotions. Jaxom espérait que son dragon était encore trop endormi pour avoir suivi ce qu’ils disaient. Il se pencha vers Menolly en lui montrant Ruth de la tête.
— Savez-vous quelque chose… que je ne sache pas ?
— Au sujet de Path ? dit-elle feignant de se méprendre. Eh bien, si vous n’avez jamais vu comment un dragon en rut peut influencer l’humeur de son maître, Mirrim vous en fournit un exemple classique.
Path est un dragon tout à fait adulte, dit Ruth pensivement.
Jaxom gémit ; il aurait dû savoir que peu de choses échappaient au dragon blanc.
Menolly quêta une explication du regard.
— Aimerais-tu participer au vol nuptial de Path ? demanda-t-il à Ruth.
Pourquoi ? Je l’ai toujours battue dans toutes les courses que nous avons faites à Telgar. En l’air, elle n’est pas aussi rapide que moi.
Jaxom répéta le message à Menolly, qui éclata de rire.
— Oh, je regrette que Mirrim n’ait pas entendu ça. Ça lui aurait un peu rabattu le caquet.
Mnementh veut me parler, dit Ruth, très respectueusement, levant la tête et se tournant vers la corniche de Mnementh.
— Savez-vous quelque chose que j’ignore ? Sur Ruth ? murmura Jaxom.
— Vous l’avez entendu, Jaxom, dit Menolly, les yeux rieurs. Il ne s’intéresse pas aux dragonnes, c’est tout. Pas encore.
Jaxom lui pressa vivement la main.
— Réfléchissez, Jaxom, dit-elle en se penchant vers lui. Ruth est petit ; il mûrit plus lentement que les autres dragons.
— Vous pensez qu’il ne pourra peut-être jamais s’accoupler ?
Menolly le regarda. Il ne vit dans ses yeux ni pitié ni faux-fuyant.
— Jaxom, avez-vous du plaisir avec Corana ?
— Oui.
— Vous êtes bouleversé. Sans raison, je vous assure. Je n’ai jamais rien entendu dire qui soit de nature à vous inquiéter. Ruth n’est pas comme les autres, c’est tout.
J’ai dit à Mnementh ce qu’il voulait savoir. Ils s’envolent. Vous croyez que maintenant je peux aller prendre un bain dans le lac ?
— Tu ne t’es pas assez baigné hier, dans la baie ? dit Jaxom, soulagé de le sentir si calme.
C’était hier, répliqua paisiblement Ruth. Depuis, j’ai mangé et j’ai dormi dans la poussière. À mon avis, un bain ne vous ferait pas de mal à vous non plus.
— D’accord, d’accord. Je viens avec toi. Mais que Lessa ne te voie pas avec des lézards de feu.
Et qui va me nettoyer le dos comme il faut ? demanda-t-il avec reproche. Puis il sortit de son lit.
— Quel est le problème ? demanda Menolly, souriant devant l’expression de Jaxom.
— Il veut qu’on lui nettoie le dos.
— Je t’enverrai mes amis, Ruth, dès que tu seras près du lac. Lessa ne s’en apercevra pas.
Ruth, qui avançait vers l’entrée du weyr, s’arrêta et pencha la tête, l’air attentif. Puis il arqua le cou et repartit avec assurance.
Oui, Mnementh est parti, et Ramoth est avec lui. Ils ne sauront pas que je prends un vrai bain, avec des lézards de feu pour nettoyer correctement mes crêtes.
Jaxom ne put s’empêcher de rire.
— Désolée de vous avoir infligé la présence de Mirrim, Jaxom.
Jaxom but une longue gorgée de klah.
— Si Path est en rut, je crois qu’on peut l’excuser.
— Mirrim est toujours difficile, dit Menolly d’un ton acide.
Une idée le frappa brusquement.
— Croyez-vous que Mirrim se soit faufilée sur l’Aire avant l’Éclosion ? Elle jure qu’elle ne l’a pas fait, je le sais, mais je sais aussi qu’elle n’était pas candidate…
— Pas plus que vous ne l’étiez ! Non, je ne crois pas qu’elle ait essayé d’influencer Path dans sa coquille. Elle avait ses lézards de feu, et cela lui suffisait. Personne ne l’a vue se faufiler sur l’Aire d’Éclosion ! Mirrim est autoritaire, difficile, exaspérante et dépourvue de tact, mais elle n’est pas sournoise. Vous n’étiez pas à l’Éclosion ? Moi, j’y étais. Path, chancelante sur ses pattes, a marché tout droit vers l’endroit où Mirrim était assise, pleurant à fendre le cœur et refusant toutes les candidates, tant et si bien que F’lar a été obligé de comprendre qu’elle voulait une femme assise parmi les spectateurs.
Menolly haussa les épaules.
— Cette femme, ce fut Mirrim. Et ses lézards de feu n’ont jamais émis le moindre pépiement de protestation. Non, je crois que cette union était aussi prédestinée que la vôtre avec Ruth, Jaxom. Rien à voir avec la façon dont j’ai acquis Poll. Comme si j’avais besoin d’un autre lézard de feu !
Elle eut un sourire d’excuse et poursuivit :
— Mais il a brisé sa coquille juste comme je passais près de lui pour rejoindre cet hurluberlu de fils du Seigneur Groghe. Il ne m’a jamais rien fait, et il possède déjà un vert. Un bronze aurait été trop bon pour cet effronté !
Jaxom pointa un index accusateur sur Menolly.
— On dirait que vous parlez de tout pour détourner la conversation. Qu’est-ce que vous savez sur Ruth, et que j’ignore ?
Menolly le regarda droit dans les yeux.
— Rien, Jaxom. Mais d’après vos propres paroles, Ruth a accueilli l’annonce du vol nuptial de Path avec tout l’enthousiasme d’un Aspirant à qui on fait changer les paniers de brandons.
— Ça ne veut pas dire…
— Ça ne veut rien dire. Alors, ne soyez pas si susceptible. Ruth mûrit lentement. N’allez pas chercher plus loin… d’autant plus que vous avez Corana.
— Menolly !
— Ne vous énervez pas ! Vous êtes encore épuisé. Elle lui pressa légèrement le bras.
— Ma remarque sur Corana n’était pas une indiscrétion, mais un commentaire, même si la distinction ne vous paraît pas évidente.
— L’Atelier des Harpistes n’a pas à se mêler des affaires du Fort de Ruatha, dit-il, ravalant avec peine des paroles plus cinglantes.
— Jaxom, maître du blanc Ruth, est du ressort de l’Atelier des Harpistes. Mais non Jaxom, le jeune Seigneur de Ruatha.
— Encore des distinctions !
— Oui, dit-elle, le visage grave, mais les yeux rieurs. Quand Jaxom influence les événements sur Pern, ce qu’il fait est du ressort des Harpistes.
Jaxom la regarda longuement, étonné qu’elle ne dît toujours rien du retour de l’œuf. Puis il saisit dans son regard une expression curieuse, comme un avertissement ; pour une raison qui lui échappait, elle ne voulait pas qu’il lui parle de cette aventure.
— Vous êtes plusieurs personnages en un seul, Jaxom, poursuivit-elle avec sérieux. Le Seigneur incontesté d’un Fort, le maître d’un dragon unique, et un jeune homme qui ne sait pas très bien qui ou ce qu’il est. Mais vous pouvez être tous ces personnages à la fois, vous savez, sans vous trahir vous-même.
— Qui parle en ce moment ? Menolly-la-Harpiste ? Ou Menolly-l’Indiscrète ?
Menolly haussa les épaules avec une petite moue.
— Un peu la Harpiste, parce que je ne peux m’empêcher de réagir en Harpiste, mais surtout Menolly, parce que je ne veux pas vous voir bouleversé. Surtout après votre exploit d’hier !
Impossible de détecter aucune réserve dans son sourire chaleureux.
Sa bande de lézards de feu fit irruption dans le weyr. Jaxom en fut fâché ; il aurait préféré continuer à parler avec Menolly. Mais les lézards de feu étaient déchaînés, et, avant que Menolly soit parvenue à les calmer, Ruth entra dans le weyr, les yeux scintillants d’une myriade de couleurs.
D’ram et Tiroth sont là, et tout le monde est très excité, dit Ruth, poussant Jaxom du museau pour se faire caresser. Jaxom s’exécuta, et lui gratta aussi le tour de l’œil, encore humide de son bain. Mnementh est très content de lui, ajouta-t-il, d’un ton légèrement vexé.
— Mais Mnementh n’aurait pas pu les ramener sans ton aide, Ruth, répliqua Jaxom avec conviction.
Je n’aurais pas pu retrouver D’ram et Tiroth sans l’aide des lézards de feu, remarqua Ruth avec objectivité. Et c’est vous qui avez eu l’idée de remonter vingt-cinq Révolutions en arrière.
Menolly, qui n’avait pu entendre cette dernière remarque, soupira.
— En fait, nous devons plus aux lézards de feu du Sud…
— C’est exactement ce que Ruth vient de dire…
— Les dragons sont d’honnêtes créatures ! dit Menolly en se levant. Venez, ami. Nous ferions bien de retourner chez nous. Nous avons fait ce qu’on nous avait demandé. Et bien fait. C’est toute la satisfaction que nous tirerons de cette mission.
Passant la main sous son bras, elle l’aida à se lever, lui adressant un sourire complice qui dissipa le ressentiment qui le gagnait.
Sortant sur la corniche, ils embrassèrent le Bassin du regard. Il régnait une agitation fébrile autour du weyr de la reine où convergeaient tous les chevaliers-dragons et les femmes des Cavernes Inférieures.
— Ce n’est pas désagréable de quitter Benden en laissant tout le monde de bonne humeur, dit Menolly comme Ruth prenait son vol.
Jaxom pensait déposer Menolly à l’Atelier des Harpistes et rentrer directement à Ruatha. Mais à peine Ruth se fut-il annoncé au dragon de guet que Zair et une petite reine marquée aux couleurs de l’Atelier vinrent se percher sur le cou de Ruth.
— C’est le Kimi de Sebell ! Il est rentré ! S’écria Menolly avec une allégresse inattendue.
Le dragon de guet dit que Robinton veut nous voir. Zair aussi, dit Ruth. Moi aussi, ajouta-t-il d’un ton surpris.
— Et pourquoi le Harpiste ne voudrait-il pas te voir, Ruth ? Il reconnaîtra ton mérite comme il se doit, dit Jaxom.
Robinton et un homme portant sur l’épaule le nœud des maîtres descendaient les marches de l’Atelier à leur rencontre. Le Maître Harpiste entoura de ses bras Menolly et Jaxom, avec un enthousiasme presque embarrassant pour Jaxom. Puis, à sa grande surprise, l’inconnu souleva Menolly dans ses bras et pirouetta avec elle en la couvrant de baisers. Au lieu de protester, les lézards de feu se lancèrent dans des manœuvres aériennes spectaculaires, où ailes et cous s’enlaçaient. Jaxom savait que les reines se touchaient rarement entre elles, mais Beauté et la petite reine étrangère s’étreignaient avec autant d’ardeur que Menolly et l’étranger. Jaxom fut très étonné de voir Robinton sourire avec satisfaction devant ces excès.
— Venez, Jaxom. Menolly et Sebell ne se sont pas vus depuis des mois et ont des tas de choses à se dire. Et moi, je veux absolument entendre votre version de la découverte de D’ram.
Comme Robinton et Jaxom retournaient vers l’Atelier, Menolly se libéra de l’étreinte de Sebell, mais Jaxom remarqua que leurs doigts restaient enlacés alors même qu’elle faisait un pas hésitant en direction de Robinton.
— Maître ?
Robinton affecta l’embarras.
— Vous ne pouvez pas accorder un moment à Sebell après une si longue absence ?
Jaxom vit avec plaisir l’hésitation et la confusion de Menolly. Sebell souriait de toutes ses dents.
— Écoutez d’abord ce qu’il a à vous dire, mon enfant, reprit Robinton avec douceur. Moi, je me contenterai fort bien de la compagnie de Jaxom.
Marchant vers l’Atelier avec Robinton, Jaxom tourna la tête et les vit, se tenant par la taille, tête contre tête. Ils se dirigèrent lentement vers la prairie, au-delà de l’Atelier, leurs lézards de feu dansant au-dessus de leurs têtes.
— Vous avez ramené D’ram et Tiroth ? demanda le Harpiste.
— Je les ai trouvés. Les Chefs du Weyr de Benden sont allés les chercher ce matin, heure de Benden.
Robinton hésita, et son pied faillit manquer une marche.
— Ils étaient bien dans cette baie ?
— À vingt-cinq Révolutions en arrière.
Et, sans se faire prier davantage, Jaxom raconta son aventure depuis le début.
— Des hommes ?
Le Harpiste, qui était renversé dans son fauteuil, un pied posé sur la table, se redressa brusquement. Son talon claqua sur les dalles.
— Ils ont vu des hommes ?
Les Chefs du Weyr avaient manifesté inquiétude et scepticisme, mais le Maître Harpiste semblait trouver cela naturel.
— J’ai toujours soutenu que nous venions du Continent Méridional, dit-il se parlant à lui-même.
Puis il fit signe à Jaxom de continuer.
Celui-ci s’exécuta, mais s’aperçut bientôt qu’il n’avait plus toute l’attention du Harpiste. Celui-ci fronçait les sourcils, absorbé dans ses réflexions.
— Répétez-moi ce qu’ont dit les lézards de feu sur ces hommes, demanda-t-il, penché, les coudes sur la table, le regard fixé sur Jaxom.
Sur son épaule, Zair émit un pépiement interrogateur.
— Ils n’ont pas dit grand-chose, Maître Robinton. C’est bien là le problème ! Ils sont entrés dans un tel état de surexcitation que leurs images n’avaient plus aucun sens.
— Qu’a dit Ruth ?
Jaxom haussa les épaules, mécontent du vague de ses réponses.
— Il a dit que les images étaient trop confuses, mais qu’elles montraient toutes des hommes, leurs hommes. Et que Menolly et moi, nous n’étions pas leurs hommes.
Jaxom prit le pichet de klah. Il remplit un gobelet pour le Harpiste, qui le vida distraitement.
— Des hommes, répéta le Harpiste, étirant le mot et terminant par un claquement de langue.
Puis il se leva, si vite que Zair, déséquilibré, protesta.
— Des hommes, et remontant à une telle antiquité que leurs images sont vagues. Très intéressant ! Vraiment très intéressant !
Robinton se mit à arpenter la salle, caressant Zair qui pépia d’un ton réprobateur.
Jaxom, par la fenêtre, regarda Ruth qui prenait le soleil, entouré des lézards de feu locaux. Le jeune homme écouta distraitement le chœur, se demandant pourquoi les lézards s’arrêtaient si souvent dans leur Ballade, car il ne détectait aucune discorde dans leurs harmonies. Une douce brise entrait par la fenêtre, chargée de tous les parfums de l’été, et il sursauta quand Robinton, lui mettant la main sur l’épaule, le ramena à la réalité.
— Vous avez bien fait votre devoir, mon garçon, mais il faut rentrer à Ruatha maintenant. Vous dormez debout. Cette remontée temporelle vous a épuisé plus que vous ne le pensez.
Maître Robinton le raccompagna.
— La découverte de D’ram et Tiroth est secondaire à mon avis, Jaxom. Je savais que j’avais raison en vous faisant participer à cette mission, vous et Ruth. Ne vous étonnez pas d’entendre encore parler de moi dans cette affaire. Avec la permission de Lytol, naturellement.
Lui serrant le bras avec affection une dernière fois, Robinton s’écarta pour laisser Jaxom monter son dragon. Les lézards de feu, désolés du départ de leur ami, émirent un concert de pépiements outragés. Ruth s’envola, prit de l’altitude, tandis que Jaxom saluait le Harpiste, dont la silhouette diminuait rapidement. Puis il regarda vers la rivière, cherchant Menolly et Sebell. Sa propre curiosité l’embarrassait ; mais quand il les eut repérés, il s’irrita de leur attitude, signe d’une intimité qu’il n’avait jamais soupçonnée.
Il ne rentra pas directement au Fort de Ruatha. Lytol ne l’attendait pas à une heure déterminée. Et comme il ne vit aucun lézard de feu pour révéler son escapade, il ordonna à Ruth de l’emmener à la Ferme du Plateau. Ruth obéit avec joie, et Jaxom se demanda si son dragon ne connaissait pas ses sentiments mieux qu’il ne les connaissait lui-même.
Midi approchait dans les régions occidentales de Pern, et il se demanda comment attirer l’attention de Corana sans que toute sa famille le sache. Il avait tellement envie d’elle qu’il en devenait irritable.
Elle vient, dit Ruth, inclinant son aile.
Et Jaxom vit la jeune fille sortir de la ferme, un panier de linge sur l’épaule.
Quelle chance ! Il dit à Ruth de l’emmener au bord de la rivière où les femmes faisaient la lessive.
La rivière n’est pas très profonde, mais il y a un gros rocher au soleil où je pourrai me chauffer confortablement.
Avant que Jaxom ait eu le temps de répondre, il dépassa les rapides bouillonnant sur des rocs et arriva au-dessus des eaux calmes. Repliant les ailes pour éviter le feuillage des arbres bordant la rive, il atterrit légèrement sur le plus gros rocher et baissa l’épaule pour laisser Jaxom démonter.
Des désirs contradictoires assaillaient celui-ci. Les perfides répliques de Mirrim résonnèrent dans sa tête. Ruth avait effectivement largement atteint l’âge de l’accouplement, et pourtant…
Elle vient, et elle vous fait du bien. Si elle vous fait du bien, elle me fait du bien. Elle vous rend heureux et détendu, et c’est bien. Et le soleil me réchauffe et me réjouit. Allez.
Stupéfait de la fermeté du ton, Jaxom leva la tête vers Ruth. Ses yeux roulaient doucement, scintillants des bleus et des verts du plaisir, qui contrastaient avec l’autorité de sa voix.
Puis Corana arriva au dernier détour du sentier et le vit. Elle laissa tomber son panier, dont le linge se répandit par terre, et courut vers lui, le pressant farouchement dans ses bras, lui embrassant le visage et le cou avec tant d’abandon passionné qu’il fut bientôt trop absorbé pour continuer à réfléchir.
Ensemble, ils se dirigèrent vers le doux tapis de mousse au-delà des rocs, hors de vue de la rive, hors de vue de Ruth. Corana était aussi impatiente que lui de satisfaire des désirs réprimés lors de sa précédente visite. Pressant son corps contre le sien, Jaxom caressait sa peau si douce. Aurait-elle été si consentante s’il n’avait pas été Seigneur de Ruatha ? se demanda-t-il fugitivement. Peu importait ! Il était son amant ! Et il se consacra à l’amour sans plus de réserve. Au moment précis du plaisir, si aigu qu’il en fut presque douloureux, il sentit un léger contact mental, et il sut, avec un soulagement qui augmenta son extase, que Ruth était en union avec lui, comme toujours.